About / À propos

Déplacement cartographique
Par Alain Caron

Matthieu Husser multiplie depuis une décennie des projets artistiques qui communiquent l’empreinte de différents contextes urbains. Son regard s’est posé sur des villes d’Europe de l’Est et d’Amérique du Nord avec la même curiosité, la même acuité. Usant de la distance géographique et critique dont il dispose, il révèle aux citoyens des villes où il séjourne des aspects insoupçonnés de leur environnement, questionne les pratiques urbanistiques, dénonce les bouleversements accélérés de l’espace et de la vie quotidienne des usagers. Par la restitution de fragments urbains sous forme de maquettes, il offre à chaque fois une autre perspective de lieux que les gens habitent sans plus les voir.
La démarche de l’artiste questionne la relation particulière qui existe entre un lieu et sa représentation cartographique, très puissante pour forger nos schémas mentaux. Les cartes et plans trahissent, par son travail, leurs lacunes, leur subjectivité. Il en détourne les conventions graphiques et les reproduit en trois dimensions pour leur donner une vie propre (voir maquette en 3D du graphisme de la carte touristique).
À Saint-Jean-sur-Richelieu (Québec) son regard s’est posé sur la rue principale, objet d’un projet de revitalisation. La municipalité désire en augmenter la fréquentation et par le biais d’une carte touristique en annonce les points d’intérêt, parmi lesquels on retrouve le centre Action Art Actuel, à la fois poste d’observation et lieu de création de l’artiste.
Après avoir juxtaposé la carte touristique à une photographie aérienne, Husser s’est aperçu du décalage cartographique suivant : le pictogramme identifiant Action Art Actuel se superpose en fait à la banque qui la jouxte. Afin d’en rendre compte, il a intégré à l’espace de la galerie un fragment grandeur nature de l’élévation latérale de la banque avec sa fenestration et sa sculpture particulières, comme si par simple translation (équivalente à l’erreur cartographique) nous nous trouvions catapultés dans la banque (la façade est en négatif, comme si nous étions à l’intérieur). La galerie et la banque superposées deviennent à la fois lieux d’exposition et lieux exposés.
Le fragment recréé change la perception courante de la rue patrimoniale et en révèle un autre visage. L’espace de la galerie, dédié à l’exploration artistique, se trouve ici investie des valeurs mercantiles de la banque, révélatrice des activités commerciales que le projet de revitalisation vise à promouvoir. Glissement cartographique, glissement de sens? L’œuvre, en apparence pure empreinte architecturale, ouvre pourtant la porte à une profonde réflexion, personnelle à chacun des visiteurs…

Ce texte à été conçut lors de l’exposition « déplacement cartographique » chez Action Art Actuel, Saint-Jean-sur-Richelieu, Québec, CanadaAlain Caron enseigne l’histoire de l’architecture à Montréal.

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Ceci n’est pas une maquette
Par Paul Guérin, mars 2009

Depuis son obtention en 1999 d’une bourse pour une résidence de plusieurs mois à Berlin jusqu’à ses plus récents séjours à Budapest et au Québec, le travail de Matthieu Husser prend pour motif la transformation des espaces urbains – que ses voyages l’amènent à explorer ou à revoir au bout de quelques années – dans des oeuvres où se croisent de manière très singulière les voies de la peinture et celles de la sculpture.
Lors de sa première résidence à Berlin, il fut frappé par l’importance des travaux de rénovation consécutifs à la réunification de cette ville profondément marquée par l’histoire du XX° siècle et dont les quartiers proches de l‘ancienne frontière se trouvaient alors être les lieux d’une foisonnante vitalité artistique. Parcourant la ville, son oeil de peintre  fut sensible au très grand nombre de façades d’immeubles en cours de ravalement dont les couleurs neuves tranchaient vivement sur la grisaille voisine. C’est ainsi qu’il réalisa, à partir de plans, des tableaux d’une tonalité de fond délibérément terne et sombre, sur lesquels il reporta aux emplacements exacts des bâtiments les couleurs plus vives de leur récente restauration, radicalisant même cette interprétation artistique de la peinture industrielle en choisissant comme support de ces toiles  de la bâche d’échafaudage…
Plusieurs traits caractéristiques de la démarche de Matthieu Husser apparaissent dans cette œuvre dont le titre : 21 monate sanierungen / vingt et un mois de rénovation manifeste tout autant la dimension sobrement objective, basée sur des relevés précis,  apportée à la formulation de son expérience que l’inscription du temps dans le propos de ses oeuvres, que leur aspect formel le plus apparent tende vers la peinture ou vers la sculpture.
Les deux dates figurant dans le titre de l’oeuvre Rosenthalerstrasse 1998-2002 n’indiquent pas le temps de sa lente gestation mais, comme le montrent les deux photos de ce site berlinois, la rapidité de sa métamorphose par une spéculation immobilière aux dépens de la vie de quartier qui l’animait lors du premier séjour de Husser.
L’imposant volume luisant d’esprit géométrique déploie la séduction immédiate d’une sculpture soigneusement taillée et polie dans un  bloc de marbre veiné de vert qui ne laisse rien soupçonner à première vue d’une quelconque intention figurative. Sa division en deux parties espacées d’un mince vide est le premier élément qui conduit l’œil à repérer la continuité de certaines lignes obliques de structure et à présumer que les limites de l’ensemble formé par ces deux blocs pourraient – sans leurs interruptions – s’inscrire dans un cadre orthogonal.
Ce n’est qu’en parcourant ensuite la tranche épaisse de ces volumes et surtout en s’introduisant à l’intérieur de leurs évidements où apparaissent des régularités de reliefs, interrompues  par des surfaces lisses se rejoignant parfois selon certains angles, que le regard s’avise alors d’une représentation possible de façades percées de fenêtres et de toitures d’immeubles, hypothèse étayée par la distribution de ces cavités à la surface du bloc rappelant en effet celle d’édifices sur la feuille d‘un plan. Mais se pose la question de savoir pourquoi une telle représentation graphique s’est métamorphosée par l’effet d’un savoir-faire pictural consommé en l’illusion d’une présence minérale énigmatique…
La description de cette pièce dont l‘apparence abstraite laisse place au fil de sa contemplation à une hypothèse figurative sans pour autant dissoudre dans cette signification la présence fascinante de l’œuvre témoigne de l’originalité d’une invention plastique nouant étroitement les moyens de la peinture et de la sculpture.
Le trait remarquable de cette opération figurative réside ici dans la mise en œuvre du vide – d’une part, entre les deux blocs et d’autre part, dans leurs excavations – qui devient ainsi l’objet paradoxal de ce travail de sculpture.
Dans une œuvre antérieure, Le Pythagore et les autres…, Matthieu Husser avait déjà pris un tel parti à propos d’un bâtiment dont l’exhibitionnisme avait détruit sous l’alibi d’une prétendue « modernité » agressive la discrète homogénéité architecturale acquise au fil du temps par un quartier de Strasbourg. Sa réalisation dans un polystyrène extrudé, un matériau peu coûteux utilisé pour l’isolation et laissé volontairement brut à l’exception de quelques rapides touches de peintures citant celles de l’édifice, énonçait silencieusement par son absence de séduction le jugement critique porté par Matthieu Husser  sur une initiative immobilière dont l’indigent travestissement architectural était mieux signifié par le vide minutieusement restitué en négatif de son impact que par la fidélité d’une maquette  positive.
La subtilité du travail de peinture  mis cette fois en œuvre dans RosenthalerStrasse 1998-2002 confère au contraire la dignité du marbre à l’air libre et à l’espace de convivialité qu’avaient préservés autour d’eux les quelques maisons de ce quartier berlinois. La construction sur ce site d’un insipide bâtiment de verre et de béton ajoute alors à cette fiction du marbre la signification d’un monument funéraire commémorant la disparition d’un espace  de vie, de jeux en même temps que celle d’une liberté qu’avait naguère le regard  du promeneur de se tourner même en plein coeur d‘une ville vers le ciel…
Une fois encore, la peinture  qui fut la première activité de Matthieu Husser – un travail de peintre en bâtiment précéda ses études artistiques – s’avère l’élément privilégié de son approche de la dimension temporelle des lieux.
Lors de son exposition sur le site même de la RosenthalerStrasse, la première et fragmentaire version de cette œuvre n’était pas présentée au sol comme une sculpture mais accrochée au mur, comme un tableau-relief et assez haut pour obliger paradoxalement à lever les yeux vers cette remise au jour quasi-archéologique d’un passé pourtant récent.
Un tel mouvement de la tête, familier aux voyageurs désireux de se repérer à quelque signalétique dans le labyrinthe d’une ville inconnue, attira à Wroclaw l’attention de Husser sur l’enseigne d’une ancienne entreprise fabricant du  matériel de graphisme dont l’activité avait été rendue obsolète  par l’invasion récente des nouvelles techniques  infographiques et surtout de la publicité télévisuelle. Le désir lui vint de rendre un nostalgique hommage à son imaginative complexité, réunissant un animal stylisé, un blason et des caractères d’écriture,  et même de lui donner une nouvelle vie cette fois artistique en la parant victorieusement «réanimée » des couleurs dérobées à la « communication » désormais dominante, censée l’avoir réduite au silence et à l’oubli !
La démarche de Matthieu Husser participe clairement d‘une vitalité joueuse de la peinture, faisant librement circuler la couleur à travers le temps et les choses pour créer d’insolites objets hybrides entre la sculpture, le tableau, le monument et l’écriture.
Les murs de Budapest avaient conservé par de multiples inscriptions chiffrées les dates d’évènements importants de l’histoire hongroise parmi lesquels insiste le souvenir d’une insurrection contre le régime communiste que des troupes soviétiques écrasèrent dans le sang en 1956. Au poids lui aussi écrasant d’un tel rappel du passé, 1990 (mémorial) proposa l’alternative, d’une légèreté proprement aérienne, de la mise en stèle de cette date – année du départ des armées russes – par la simple et laconique citation de ces quatre chiffres, revêtus d’une couleur bleue dans laquelle flottent des petits nuages blancs reprenant le pictogramme des avis météorologiques indiquant un ciel  agréablement dégagé…
Mais la peinture ne fait pas que se prêter « instrumentalement » à ce trait d‘esprit fusionnant avec à propos ces deux symboles d’une éclaircie des temps. Par de subtiles différences de tailles entre ces pictogrammes de nuages, Matthieu Husser creuse dans l’épaisseur de cette plaque une profondeur d’espace véritablement picturale qui, lorsqu’elle vient à se juxtaposer aux évidements graphiques et à l’espacement des chiffres, volatilise la monumentalité du support  et, en mêlant le ciel réel  au ciel peint, rappelle la silencieuse poésie des artifices figuratifs d’un Magritte.

Il se dégage de l’oeuvre de Matthieu Husser le sentiment d’un plaisir pictural qui peut prendre des voies aussi diverses que l’illusion créée d’une matière ( le marbre de RosenthalerStrasse 1998-2002) ou d’un espace et dont le propos n’hésite pas à déployer les jeux de la couleur non seulement sur des formes mais aussi sur l’écriture de chiffres et de lettres. Et sa technique picturale a de plus la rare élégance de se manifester avec une singulière discrétion, souvent dissimulée par la dimension sculpturale ou les significations des objets sur lesquels elle opère.
Nonobstant l’emprunt de ses motifs à des données préexistantes : plans, cartes, inscriptions diverses, son art de la couleur alterne allègrement le savoir-faire artisanal, la sécheresse signalétique (comme dans le projet sur les pompes à essence du Luxembourg de 2006) ou la subtile composition d’harmonies chromatiques ( comme dans 165 CFCV d’après Wroclaw ) sans nécessairement contraindre les significations de son propos à la maîtrise du dessin dont il sait faire preuve dans les images en abîme de… La peinture de ses grandes toiles de 1998. Comme si les inventions protéiformes de la maturité de Matthieu Husser tiraient tout autant leur fraîcheur d’inspiration que leur souci de précision à l’égard du monde de n’avoir pas oublié les joies et les jeux de  ses treize ans, lorsqu’il s’exerçait à reproduire les couleurs de ses clubs de football favoris…

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Spunk Seipel
Commissaire d’exposition, Berlin

À chaque fois que je passais, ces dernières années, par la Rigaer Strasse, dans le quartier de Berlin-Friedrichshain, je me suis trouvé confronté à une œuvre de Matthieu Husser. Sur la façade d’un immeuble du tournant du siècle dernier, dont la couleur, au fil des ans, avait tourné au gris foncé brun sous l’action conjuguée des gaz d’échappements et des particules émises par les poêles en charbon du quartier, Matthieu Husser avait fixé à hauteur du premier étage un panneau composé de huit champs de couleurs différentes. Huit tons jaunes, appliqués sur la bâche d’une entreprise de construction, suscitant ainsi l’effet d’une toile à la trame très grossière. C’était une œuvre sans sensationnalisme, que l’on remarquait à peine et qui, pourtant, racontait beaucoup des mutations qu’avait connues Berlin-Est après la chute du Mur. En effet, Matthieu Husser avait reporté sur ce tableau abstrait les couleurs des immeubles voisins fraîchement rénovés, pointant à travers cette intervention discrète les mesures de réhabilitation dont le quartier faisait l’objet. Matthieu Husser, qui, un temps, a séjourné en vue de ces immeubles, a été l’observateur attentif de la transformation au pas de charge d’un quartier entier – de la taille d’une ville moyenne – sous l’impulsion des promoteurs immobiliers. Dans la forme, cette transformation se matérialisait par ces couleurs nouvelles qui recouvraient peu à peu les immeubles rénovés. Rares étaient en effet les immeubles à avoir connu un ravalement de façade à l’époque de la RDA. Les mutations structurelles du quartier, quant à elles, se déroulaient derrière les façades.

Toute réhabilitation a généralement pour conséquence de chasser les anciens habitants établis depuis longtemps en les remplaçant par d’autres, plus jeunes et plus fortunés. Un véritable échange de populations s’opère. Histoire et racines se trouvent alors balayées d’un coup. Matthieu Husser s’est intensivement consacré à ce phénomène de transformation massive de la physionomie berlinoise, dont le quartier longtemps délaissé de Friedrichshain a également été touché à partir des années 2000. La bâche de couleur jaune a été l’une de ses premières réflexions autour de ce thème. Mais il a également investi un certain nombre d’autres lieux de la ville. Ses panneaux rappellent d’ailleurs les essais de couleurs pratiqués par les promoteurs sur de petites surfaces de la façade, mais leur objectif est tout autre. Il s’agit ici d’un détournement, pratiqué par l’artiste grâce à des interventions minimalistes dans la morphologie urbaine.

Un autre travail important consacré aux transformations d’un quartier entier est « 21 Monate Sanierungen ». Après avoir reproduit sur une grande toile une vue aérienne de Friedrichshain, Husser s’est mis à systématiquement répertorier tous les immeubles repeints sur une période de 21 mois. La minutie avec laquelle il a procédé confine à la rigueur scientifique. Equipé d’un nuancier, à la manière d’un peintre en bâtiment, il a sillonné le quartier et reporté sur sa toile la nuance exacte utilisée pour chaque ravalement de façade. Il s’agit ici autant d’un travail documentaire que d’une critique de la mise en couleurs de l’espace public. En effet, la réhabilitation d’une façade constitue indéniablement une intrusion de la propriété privée dans la physionomie d’une ville et de son espace public.

Pourtant, cette question est nettement moins évoquée que les altérations que peuvent provoquer les artistes graffiti. Matthieu Husser est français, ce qui peut expliquer sa fascination pour certains faits considérés comme parfaitement ordinaires en Allemagne. Il s’est ainsi rendu compte que les couleurs en vogue en Allemagne n’étaient absolument pas les mêmes que celles de son pays d’origine par exemple. Depuis le 19e siècle, les Allemands affectionnent particulièrement les tons jaunes et ocre lorsqu’ils décident de repeindre leurs maisons. En Allemagne, le traitement des façades est soumis à un règlement bureaucratique, toute intervention doit être approuvée et s’accorder aux immeubles environnants, le but étant de composer une physionomie urbaine harmonieuse. Pourtant, le résultat respire souvent l’ennui et l’étouffement de toute forme d’individualisme. Le travail de Matthieu Husser m’a fait prendre conscience de cette réalité. La couleur a été et reste toujours un élément-clé de son œuvre, même si sa démarche semble à première vue architecturale. Ses premiers travaux, consacrés aux modèles de la peinture européenne ou à la représentation d’une série de pots de peintures, intègrent déjà la couleur comme motif central. Mais la couleur joue également un rôle particulièrement significatif dans ses maquettes d’architecture, même là où son importance n’est pas forcément ressentie de premier abord. Lorsqu’il reconstitue dans une galerie berlinoise la Potsdamer Platz fraîchement inaugurée en modelant les rues et les places à l’aide de cartons, de bouts et de plaques de bois tout en laissant vide l’espace occupé par les bâtiments proprement dits, il peint les parois latérales de ces volumes dans la même couleur terracotta si controversé grâce à laquelle l’architecte Renzo Piano pensait importer une ambiance méditerranéenne à Berlin. La couleur dominante du centre ressuscité de Berlin domine également sa maquette. Lorsqu’il élève un monument (« Rosenthaler Strasse 1998-2002 ») à la mémoire de l’un de ces nombreux espaces vides de Berlin-Mitte hérités de la guerre et de l’époque socialiste et qui ont peu à peu, depuis la chute du Mur, disparu sous le bâti, il le peint en noir et veiné de vert. En créant ainsi l’illusion du marbre noir, il souligne la dimension commémorative de son mémorial. Et pour un travail comme « 165 CfCV », il renoue avec la démarche documentaire consacrée à l’évolution d’un quartier en photographiant des fragments de façades du centre de Wrocław. Cela donne 165 carrés de couleur réunis sur un grand panneau qui témoignent de l’ampleur des réhabilitations effectuées dans la vieille ville tout autour du centre historique en même temps que du peu d’intérêt accordé aux rues secondaires. C’est un tableau abstrait, qui dit beaucoup d’une ville qui a connu d’extrêmes bouleversements au cours du siècle dernier. Et pourtant, il n’est rien de plus qu’une palette chromatique. Cette équivoque caractérise bon nombre des travaux de Matthieu Husser. A Wrocław également, son attention est attirée par un certain nombre de couleurs auxquelles l’ancien régime socialiste accordait une signification précise et qui, avec l’irruption d’un modèle de société médiatique de type occidental, se sont chargées d’un tout autre sens. La réinterprétation en vert du logo d’une entreprise de l’époque socialiste avec griffon et armes de la ville est un exemple de sa réflexion sur ces évolutions de la symbolique des couleurs. Son travail mené à Budapest sur les grandes dates de l’histoire du pays en est un autre exemple.
Les maquettes d’espaces urbains constituent une thématique importante de l’œuvre de Matthieu Husser. Il ne cesse de reconstruire ces espaces et de décontenancer le spectateur par les changements de perspective qu’il y opère. Ces maquettes peuvent également être l’occasion d’un travail comparatif, par exemple entre l’état définitif et les plans d’un programme de construction d’une friche comme dans la maquette « Transition (ciel) Chausseestrasse 1990-2010 », ou d’une réflexion sur une utopie architecturale, mais une utopie ratée, comme dans « Le Pythagore et les autres… » à Strasbourg.

Matthieu Husser renverse nos habitudes visuelles, reconstitue en quelque sorte des tirages négatifs de l’espace urbain. Rues et places deviennent barrières, s’élèvent dans les airs, alors que les bâtiments proprement dits, souvent représentés par des « impressions de façade », constituent l’espace vide. Le privé, qui pourtant reste caché et inaccessible au promeneur, semble trouver sa place dans le vide. L’espace public devient un corps fermé.
Matthieu Husser ne questionne pas seulement la politique, qui ne cesse de débattre des usages de l’espace public, il questionne avant tout nos habitudes visuelles, qui nous sont inculquées dès l’enfance par les maquettes et les représentations cartographiques. Les maquettes de Husser nous forcent à nous interroger sur les raisons de cet état de fait. Pourquoi acceptons-nous ces conventions cartographiques ? Comment se fait-il que nous les jugions parfaitement lisibles ? Plans de villes ou cartes routières, leurs couleurs arbitraires nous semblent aller de soi, tout comme leurs signes, nous y sommes tellement habitués que nous sommes capables de les déchiffrer comme une écriture. Mais lorsque Matthieu Husser transpose des extraits de ces cartes en trois dimensions, cette normalité semble soudainement s’évanouir. Ce n’est qu’à travers ces maquettes que la dimension profondément abstraite d’une carte nous saute aux yeux. Ces étranges passerelles rouges qui jaillissent de la rivière bleue de la maquette « RG(allem », qui représente un tronçon de la frontière entre l’Allemagne et la France, ressemblent, sur une carte, à une ligne de démarcation classique entre deux états. Sur la maquette, ils deviennent des constructions hors de portée. Pourquoi le dé numéro 6 du « Déplacement cartographique » est-il vert, alors que tous les autres dés sont rouges ? D’où vient cette étrange numérotation ? Et la maquette du « Quartier l’Isle Maligne 1 », dont les couleurs sont pourtant reprises d’une carte existante, n’apparaît-elle pas beaucoup plus déconcertante que la carte en deux dimensions, alors même qu’une maquette est manifestement plus plastique et de ce fait plus proche de la réalité ? Ce sont avant tout les couleurs criardes qui nous troublent, nous désorientent.
Autre chose encore caractérise l’œuvre de Matthieu Husser. Il s’agit de son approche très ouverte du matériau. En effet, il est rare qu’il dissimule la matérialité de ses peintures et maquettes. Matthieu Husser affectionne particulièrement les matériaux de récupération, bon marché, découverts dans la rue ou sur un chantier, ou encore achetés dans une grande surface. Les traces du processus de travail ne sont pas effacées, comme dans la maquette exposée à la galerie « Weisser Elefant », qui conserve presque le ciel dans sa matérialité brute et sur laquelle on distingue nettement les traces de plâtrage, les raccords, la colle.
Matthieu Husser cherche à introduire dans le « White Cube » d’une galerie le matériau des sujets qui le préoccupent et crée ainsi de l’authentique. Contrairement aux promoteurs qui détruisent la patine des objets de leurs réhabilitations ou qui, comme à la Potsdamer Platz, tentent de recréer artificiellement une historicité, Matthieu Husser crée des œuvres d’art qui n’ont rien d’artificiel. Il n’utilise pas la couleur pour nous faire miroiter quelque chose, non, la couleur et son utilisation constituent le sujet même de son travail. C’est aussi ce qui rend  son œuvre beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, car elle dépasse les débats actuels sur la gentrification de villes et la planification urbaine pour se consacrer à un certain nombre de problématiques de l’histoire de l’art, même s’il faut parfois s’y reprendre à deux fois pour les découvrir. Ainsi, la bâche avec ses huit champs de couleur fixée sur une façade d’immeuble a, pour moi, toujours été plus qu’une énième intervention consacrée aux transformations urbaines. Cette œuvre faisait également allusion à l’art abstrait. En observant cette bâche, je me suis posé la question de la légitimité de l’art dans l’espace public. C’est avec une certaine curiosité que j’ai alors suivi le délabrement de ce tableau, exposé pendant des années aux intempéries. Après presque dix années d’existence, elle a été enlevée. Le propriétaire a fait peindre l’immeuble en jaune.